Un accord national interprofessionnel (ANI) a été signé le 18 janvier par l’ensemble des organisations patronales d’un côté, et les confédérations de salariés CFDT, CFE-CGC et CFTC de l’autre. Les points durs de cet accord concernent les licenciements collectifs et la flexibilisation du travail ; il comporte aussi des éléments relevant de la formation professionnelle, de la protection sociale, du travail temporaire et du travail à temps partiel.
Cet accord a été signé sous les conditions de représentativité anciennes, encore en vigueur jusqu’en été 2013, exigeant la signature de trois des cinq confédérations représentatives pour en assurer la validité. Le gouvernement a prévenu qu’il transformerait en loi un tel accord, pour favoriser la démocratie sociale. Le compromis suscite une violente opposition des deux confédérations non signataires, CGT et CGT-FO. Au-delà du champ syndical, il sème la division au sein de la gauche, y compris dans les rangs du parti socialiste.
Ci-dessous, on décrit les lignes principales de cet accord. On émet ensuite des hypothèses sur ses conséquences potentielles dans les relations professionnelles françaises.
Les cinq contenus de l’accord : inégalités de substance
– Licenciements collectifs et flexibilité de l’emploi
Jusqu’à présent, un licenciement collectif de plus de dix salariés suppose que l’employeur suive un parcours complexe d’information/consultation du comité d’entreprise (structure élue par tous les salariés). Ce dernier vérifie que les conditions de licenciements sont justifiées économiquement et que les propositions sociales qui l’accompagnent correspondent à la loi ou aux accords collectifs : délai de licenciement, priorités éventuelles, propositions de reclassement et/ou de formation, indemnités de licenciements, etc. Il s’agit d’une consultation, pas d’un accord. L’employeur décide seul ; mais le parcours s’est complexifié et allongé au fil des jurisprudences. Il entraîne des incertitudes juridiques pour l’employeur, qui peut se voir ensuite condamné dans les tribunaux du travail si certains des salariés concernés s’estiment mal traités.
La nouvelle procédure donne au(x) syndicat(s) dans l’entreprise la possibilité de signer avec l’employeur un accord qui prévoit les termes du licenciement collectif. Cet accord devient valide si les syndicats signataires ont reçu plus de 50% des voix lors des élections précédentes au comité d’entreprise. Si les syndicats ne veulent pas signer un accord de ce type, l’employeur doit signaler à l’administration du travail sa volonté de licencier. L’administration dispose de trois semaines pour signifier sa position. Le comité d’entreprise n’a plus qu’un rôle d’information.
L’accord prévoit aussi la possibilité pour un syndicat de signer un accord in pejus en matière de salaire et de temps de travail, pour une durée maximum de deux ans, si la situation économique le justifie. Cet accord doit provenir de syndicats totalisant au moins 50% des voix lors des élections au comité d’entreprise. Les salariés refusant les termes de ce type d’accord peuvent être licenciés sans nécessiter un plan social collectif. Les salariés restants doivent participer aux bénéfices économiques ultérieurs qui résulteraient de cette éventualité.
Par ailleurs, si un accord signé par des syndicats rassemblant 30% des voix le prévoit, l’employeur est autorisé à déplacer un salarié sur un poste équivalent dans n’importe laquelle de ses implantations. Si ce dernier refuse, il est licencié pour raison individuelle[1].
– La formation professionnelle
Les salariés pourraient bénéficier de 20 heures de formation annuelle, cumulables jusqu’à 120 heures et transférables au long de la vie professionnelle. La mise en œuvre de ce point doit être reprise dans une négociation ultérieure au sein des organismes de formation, dans le cadre du paritarisme.
– La protection sociale
Plusieurs points de l’accord se rattachent à la protection sociale.
L’article 1 de l’accord prévoit que tous les salariés bénéficient d’une assurance mutuelle collective, complémentaire de l’assurance maladie de base, payée pour moitié par l’employeur pour couvrir une partie des frais de santé non remboursés par le régime général. Ce point doit être réalisé d’ici 2016. Actuellement, plus de 75% des salariés disposent déjà d’une mutuelle de ce type. Ce sont les salariés des petites entreprises qui sont le plus mal couverts. Le coût devrait être d’environ 60€ par salarié et par mois ; en contrepartie les employeurs comme les salariés seraient déchargés de frais qu’ils prennent souvent déjà en charge individuellement à des tarifs plus élevés.
Les chômeurs qui reprennent un travail temporaire verront leurs droits aux indemnités de chômage prolongés après leur retour au chômage. Une taxe sera imposée aux employeurs qui utilisent des contrats de moins de trois mois. Les contrats à durée indéterminée pour les jeunes de moins de vingt-six ans bénéficieront d’exonérations de charge. Ce point doit être négocié ultérieurement au sein de l’assurance chômage, qui relève aussi du paritarisme.
– Le travail temporaire
Les entreprises de travail temporaire sont appelées à négocier pour créer un statut de travailleur temporaire permanent. Les salariés concernés sont ceux qui reviennent régulièrement dans une entreprise pour assurer des tâches saisonnières récurrentes (commerce, agriculture, tourisme…). Ces entreprises sont aussi appelées à améliorer les conditions de protection sociale de leurs salariés.
– Le travail à temps partiel
Le travail à temps partiel doit assurer au minimum 24 heures hebdomadaires aux salariés, sauf exceptions énumérées dans l’accord et sauf demande expresse du salarié (étudiants, travaux domestiques).
Les questions soulevées par l’accord
– Des concessions limitées des employeurs sur la protection sociale
Baptisé “accord pour un nouveau modèle économique et social au service de la compétitivité des entreprises et de la sécurisation de l’emploi et des parcours professionnels des salariés”, ce texte concentre les critiques sur la partie qui touche aux licenciements collectifs et à la flexibilisation. Les points relevant de la protection sociale sont utilisés par les partisans de l’accord pour en manifester le côté positif. Mais cet aspect est en réalité assez limité. Ainsi, la généralisation de la mutuelle collective santé relève d’un transfert de charges entre contrats individuels et contrats collectifs ; beaucoup de salariés non couverts collectivement s’assurent déjà individuellement (Comptes nationaux de la santé, 2008). Ils paient plus cher qu’au sein des contrats collectifs à conclure qui viendront enrichir le portefeuille d’une structure paritaire[2]. Dans tous les cas les mesures de ce type prévues dans l’accord conduisent à renforcer les engagements paritaires entre syndicats de salariés et employeurs (protection sociale, logement, formation professionnelle, indemnisation du chômage).
Les éléments de protection sociale n’ayant qu’une portée limitée, les désaccords exprimés visent les éléments plus substantiels de l’accord, qui portent sur les licenciements, la flexibilisation du travail et les possibilités de dérogation in pejus. Les désaccords opposent ceux qui pensent que les conditions nouvelles qui président aux licenciements collectifs vont diminuer les protections des salariés et ceux qui pensent qu’elles vont les améliorer du fait de la possibilité de les négocier.
– Quelle portée pratique d’un accord risqué pour les signataires éventuels ?
Pratiquement, la question est de savoir dans quelles mesures un ou des syndicats dans des entreprises prendront le risque de signer des accords de ce type lors de licenciements collectifs ou d’aggravations de la situation économique. La sanction électorale à leur égard pourrait être sévère et durable. Or les syndicats français, assez mal implantés, disposent de peu de perception de l’opinion des salariés, dans la grande majorité des entreprises. Des possibilités de dérogation in pejus via des accords existent déjà. Mais elles sont très peu utilisées, en raison de cette faible propension syndicale à s’engager dans une voie aussi risquée[3]. Si les syndicats ne s’avancent pas dans cette voie, l’accord de janvier 2013 aboutira à renvoyer la discussion des licenciements collectifs à un face à face entre l’employeur et l’administration, laquelle ne pourra se prononcer que sur la forme, pas sur le fond.
Les majorités au sein des entreprises ne renverront que rarement à une majorité du type de celle trouvée au niveau national (CFDT+CFE-CGC+CFTC) ; les opposants, sauf exception, se feront un devoir de ne pas accepter localement ce qui a été refusé au niveau national[4]. De même, les accords attendus au niveau des branches pour mettre en place l’ANI devront s’accomoder de majorités très variables de l’une à l’autre, non identiques à celle trouvée en janvier 2013, d’autant qu’au cours de 2013 les conditions de représentativité seront modifiées.
– Un signe de réorientation du syndicalisme ?
Politiquement, la question est de savoir dans quel rôle social le syndicalisme se place en signant un accord de ce type. Si l’impact pratique de cet accord est très incertain, il ouvre une perspective nouvelle dans les relations professionnelles françaises. Trois confédérations se déclarent prêtes à assumer des concessions lourdes pour gérer les difficultés économiques rencontrées par l’entreprise et pour favoriser la compétitivité de la France. Les syndicats, suivant cet accord, s’inscrivent au centre de l’échange sur l’emploi au sein des entreprises, en consacrant la négociation de concessions. Les employeurs leur refusaient traditionnellement un rôle de ce type, préférant discuter avec les comités d’entreprise jugés plus conciliants parce qu’élus par tous les salariés. Paradoxalement, les syndicats se voient concéder cette reconnaissance nouvelle alors qu’ils ont si peu d’adhérents que leur représentativité provient désormais de leurs résultats aux élections aux comités d’entreprise et pas du tout de leur effectif en adhérents[5].
– Embarras du parti socialiste et dégâts électoraux
Le gouvernement et le parti socialiste doivent désormais porter cet accord au Parlement pour en faire un texte de loi. Or le PS s’était violemment opposé l’an dernier à un projet du gouvernement précédent qui portait des caractéristiques identiques en matière de licenciements. Le journal Le Monde se pose la question à ce sujet : ” Quelles sont les différences (avec le projet Sarkozy) ? La réponse est simple : aucune… Le gouvernement Ayrault a laissé les partenaires sociaux valider les “accords compétitivité-emploi” de Nicolas Sarkozy, rebaptisés en “accords de maintien dans l’emploi”. Une sémantique différente pour un même principe.” (Samuel Laurent, Le Monde, 6 mars 2013). Les éléments de protection sociale concédés par les employeurs viennent récompenser cette signature. La droite devra sans doute accepter de voter cette proposition socialiste, pour ne pas déplaire aux organisations d’employeurs. Il n’est pas certain que le bénéfice politique de court terme tiré de cette situation compense la perte de crédibilité sociale que le gouvernement subit d’ores et déjà auprès d’une partie notable de son électorat.
Sources : texte de l’accord, articles de la presse quotidienne et spécialisée, positions des organisations syndicales.
Christian Dufour
Sociologue, Centre de recherches interuniversitaire sur la mondialisation et le travail (Montréal, Canada), Université d’Avignon (France), expert auprès des comités d’entreprise.
christianc.dufour@gmail.com
[1] Une “maladresse” de rédaction de l’accord prévoit que le licenciement est de type individuel et qu’aucune condition de distance n’est exigible. Cela contrevient aux normes de l’OIT et sera corrigé, le licenciement sera “économique” et il y aura une clause de distance.
[2] Raison pour laquelle les assurances privées se sont mobilisées contre les termes de cet accord.
[3] Ministère du Travail, Dares, “Evaluation de la loi du 4 mai 2004 sur la négociation d’accords dérogatoires dans les entreprises” , Documents d’Etudes, n°140, Août 2008.
[4] La CGT-FO signe cependant chez Renault au même moment un accord de ce type.
[5] Un quasi-accord impliquant la CGT et la CFDT en janvier 2008, puis une loi d’août 2008, prévoient que la représentativité est accordée aux syndicats obtenant plus de 10% aux élections aux comités d’entreprise. Cette loi entre progressivement en vigueur et n’a pas d’effet sur l’accord de janvier 2013. Ce dernier ne serait sans doute pas valide suivant ces nouvelles normes, deux des trois syndicats impliqués étant très faibles. La CFDT a milité pour de nouvelles règles qui ne s’appliqueront juridiquement qu’à partir de juillet 2013.