Avec la situation sociale qui est la sienne en ce début d’automne 2010, la France présente toutes les caractéristiques d’un pays affecté par une crise profonde : crise économique, sociale, politique et sans doute aussi morale. Les mobilisations ne sont pas absentes ; certaines sont même puissantes. Mais elles sont dispersées et ne débouchent pas sur des solutions satisfaisantes. Il manque à ce pays à la fois une perspective et des moteurs de transformation. Peut-elle les retrouver ?
Une lente et profonde dégradation des structures sociales du pays
Le niveau moyen de chômage élevé, de l’ordre de 8 à 10 % de la population active, abrite de profondes disparités. Les jeunes et les femmes, les personnes issues de l’immigration sont particulièrement concernés. Les enfants des familles défavorisées, souvent regroupées dans des zones d’habitat communes, souffrent les premiers de cette situation. Au fil des décennies, ces inégalités sont devenues de véritables plaies sociales, des marqueurs d’une transformation de la dynamique sociale française. Pour une partie grandissante de la population, le sens concret de l’Etat social constitué après la deuxième guerre mondiale s’y épuise : les chances inégales mais réelles de promotion sociale, l’assurance d’une sécurité sociale partagée devant la maladie, l’âge, le chômage etc…Les jeunes hommes et femmes des quartiers les plus défavorisés ont grandi et vivent dans une ambiance d’insécurité, de misère latente, et finalement d’absence de référence. Les licenciements collectifs permanents, le développement des situations de travail précaires, l’attente toujours plus longue avant d’obtenir un emploi fixe même lorsqu’on dispose d’une solide formation, les discriminations sexistes et ethniques accrues dans cette période de concurrence violente minent la capacité collective à se projeter dans le futur. L’épisode de l’expulsion ciblée des Roms illustre les tensions latentes au sein de la société : le drame est qu’un gouvernement joue de cette tension pour en tirer un profit électoral et que peut-être son pari puisse réussir.
Au fil des dernières décennies, la situation économique s’est profondément transformée et la situation sociale aussi. L’Etat-Providence connaît encore de solides restes, mais il n’est plus la référence que pour une partie de la population et il n’est plus assez solide pour forger une conscience collective positive du futur. Une fraction importante du salariat a perdu des droits au fur et à mesure qu’elle perdait le contact avec le mouvement économique. Suivant un sondage de septembre 2010, un jeune sur deux entre 18 à 30 ans est « angoissé pour sa situation et son avenir» ; 30% sont « en colère », 70% pensent que « la société ne leur accorde pas une place suffisamment importante ». 50% « doutent que les études garantissent une insertion plus facile dans le monde du travail » (sondage IFOP, pour « Le Secours populaire », Libération, le 21 septembre 2010). 84% des Français considèrent que les risques pour les enfants de connaître un jour la pauvreté sont plus élevés que pour leur génération (Ibid.). L’attente d’une phase de repos après une longue carrière professionnelle devra désormais se prolonger, après la nouvelle loi sur les retraites de septembre 2010. Dans ce cas encore, les salarié(e)s – surtout les femmes – qui connaissent des carrières abrégées et irrégulières se savent condamnées à des prestations n’autorisant pas une vie digne. Ceux et celles qui exercent des métiers particulièrement usants profiteront encore moins des droits qu’ils et elles auront néanmoins contribué à financer.
Des mobilisations ponctuelles et le choix d’une méthode politique autoritaire
Un regard attentif sur la vie quotidienne en France indique que toutes ces transformations ne se déroulent pas sans provoquer de nombreuses réactions, certaines plus voyantes que les autres. Dans les entreprises, les délégués syndicaux sont capables d’intervenir de plus en plus tôt pour faire face aux risques sur l’emploi. Les employeurs tiennent compte de cette capacité de réaction. Les élèves et les étudiants, entraînant derrière eux les syndicats et les partis de gauche, ont fait échec en 2005 au gouvernement Villepin, qui voulait instaurer un contrat de travail éminemment instable pour les nouveaux embauchés (le contrat premier embauche, CPE). Dans les villes et les quartiers, des collectifs se constituent pour résister aux actes de discrimination. Mais les forces semblent inégalement réparties. D’un côté, des transformations structurelles de long terme se sont mises en place qui ont entamé la cohésion du système social depuis près de vingt années ; de l’autre des réactions ponctuelles tentent de limiter les effets de ces transformations.
La droite au pouvoir depuis 2002 a pris la mondialisation comme prétexte pour accélérer la transformation de la structure sociale solidariste de fond ; dans cette logique, elle s’est dernièrement adossée aux thèses de l’extrême droite. Au cours des dernières années, le mode d’exercice du pouvoir adopté par Nicolas Sarkozy a conduit à une présidentialisation du régime et a renforcé la tendance à une évolution brutale du pays. Ce style a d’abord pu passer pour une façon efficace d’intervenir politiquement en temps de crise, comme lors de la présidence française de l’Union européenne à l’automne 2008. Mais cette méthode s’avère au fil du temps comme un procédé systématique qui limite ou refuse le débat démocratique, qui contourne les institutions judiciaires et parlementaires, qui impose des choix sans les laisser débattre. L’épisode des Roms montre à quel point la nécessité d’échanges contradictoires est refusée par le pouvoir, en France comme avec les pays voisins. Typiquement, le mécontentement politique dont souffre le régime actuel s’est installé non seulement dans les rangs de l’opposition – quoi de plus normal ? – mais au sein même de la majorité parlementaire et politique. La présidence – isolée au sein de son propre camp – n’est plus capable de se forger des alliances à l’extérieur. Sa seule perspective est celle des élections présidentielles de 2012. Tous les coups sont permis pour triompher à cette échéance, y compris l’ouverture aux forces obscures de la xénophobie et du repli nationaliste. Les liens entre le pouvoir en place et les milieux d’affaires se sont complétés d’une main mise de ces derniers sur les media les plus importants, donnant le sentiment d’une « berlusconisation » de la présidence française.
L’enjeu de la mobilisation autour des retraites et les échéances de 2012
L’ensemble de ces raisons fait de la mobilisation autour de la réforme des retraites un moment très important de la vie sociale et politique française. Elle dépasse de loin les enjeux – au demeurant lourds – de la réforme elle-même.
La loi sur les régimes de retraites adoptée par le Parlement en septembre 2010, malgré l’opposition syndicale unanime, vise à limiter les déficits accumulés et projetés du système de retraite par répartition institué en 1945. Déjà profondément réformé en 1993 au détriment des salariés du privé, ce système souffre profondément du haut niveau de chômage prolongé. Les réformes proposées – ouverture des droits à la retraite à 62 ans au lieu de 60, retraite à taux plein à compter de 67 ans au lieu de 65 – ont surtout pour effet de pénaliser les salarié(e)s ayant eu des épisodes discontinus dans leur vie de travail, donc les femmes et les travailleurs jeunes actuellement. Ces réformes n’établissent aucune modulation pour les salariés ayant effectué des travaux pénibles et ceux qui ont commencé à travailler très jeunes, qui sont souvent les mêmes. Elles impliquent indirectement que les salariés âgés se retrouveront au chômage avant d’avoir atteint l’âge d’ouverture des droits et elles transfèrent ainsi les coûts sociaux de la retraite vers le chômage, sans solutionner la question des déficits.
Sur la forme, le gouvernement a refusé de mener une véritable négociation avec des syndicats qui avaient pourtant clairement signalé leur ouverture à une réforme concertée. Il a accrédité la thèse que sa préoccupation est avant tout de rassurer les marchés financiers sur la capacité de la France à honorer sa dette dans le long terme, au détriment des principes de démocratie sociale. On peut même penser que la prise de distance à l’égard de cette démocratie sociale vise à signifier à ces mêmes marchés financiers que la gouvernance est désormais de leur côté plutôt que de celui de la démocratie politique et sociale.
Deux facteurs importants peuvent indiquer qu’une transformation de l’espace social et politique dans la perspective de 2012 et au-delà est peut-être en cours.
Dans le camp syndical, l’épisode sur les retraites est l’occasion pour la CGT et la CFDT de manifester une capacité d’unité initiée depuis quelques années et renforcée dans l’opposition à la loi. Nicolas Sarkozy aurait souhaité faire de la CGT son interlocuteur principal, pensant que la CFDT ne saurait se mobiliser sur le thème des retraites. Mais les termes de la loi ont profondément irrité la CFDT et la CGT a pu ainsi se rapprocher d’elle. L’union des deux confédérations ne va sans difficulté ni pour l’une ni pour l’autre organisation. Mais elle a pour vertu de polariser le front syndical : les organisations plus réticentes sont aimantées par la solidité de la coalition entre les deux principales forces syndicales. Elle a aussi pour vertu de permettre un élargissement des bases populaires du mouvement. Les stratégies des uns et des autres ne sont pas totalement cohérentes, mais elles cohabitent de façon efficace. Le gouvernement tente de rompre cette unité, qui constitue une menace pour lui à long terme, même si elle ne parvient pas à le faire fléchir sur la loi sur les retraites, déjà votée. Les manifestations de rue, les journées d’action ont pour objectif de permettre une expression d’une multiplicité de mécontentements et de les solidariser.
Dans le camp politique, la coalition entre les organisations syndicales a contraint les partis de gauche, et le PS en particulier, à se repositionner dans un jeu moins tactique vis-à-vis du gouvernement et des enjeux électoraux à venir. Après des années de distanciation entre partis de gauche et syndicats, la question de leurs relations serait donc de nouveau posée pour assurer la formulation d’une perspective politique et sociale nouvelle, fondement d’une possible alternance politique. Car s’il existe une réelle opposition électorale au parti au pouvoir – la droite a perdu le contrôle des régions et de villes importantes – cette dernière est parvenue à maintenir sa domination sans partage sur les fonctions étatiques centrales, faute d’un projet de gauche alternatif crédible.
La triangulation PS-CFDT-CGT va jouer un rôle central dans les perspectives de l’élection présidentielle de 2012. Sur les retraites, les positions des trois interlocuteurs se sont rapprochées, dans l’idée qu’il faudra trouver une solution en 2012 en cas de victoire de la gauche à la présidentielle et aux législatives. Au PS, où l’on veut aussi garder des liens forts avec la CGT, le dialogue a été renoué avec la CFDT. Le responsable des retraites au PS, Alain Vidalies, pense que « c’est le signe d’un parti qui se met en position de gouverner. L’état de délitement du contrat social est tel que les syndicats auront un rôle indispensable à jouer dans la remise en mouvement de la société. » (Les Echos, 23/09/2010). Si l’axe entre les deux confédérations dominantes et le principal parti d’opposition se consolide dans les mois qui viennent, l’ensemble des forces politiques de gauche (les verts, le parti communiste, etc.) devront composer avec cette force d’attraction.
Mais le pari est loin d’être gagné. Car, s’il s’agit de proposer une alliance visant à mettre un terme au démantèlement de l’Etat social, les dégâts sont déjà très importants et il n’est pas certain que les premiers concernés se mobilisent derrière les organisations qui voudraient les défendre. Les salariés les plus précarisés sont aussi ceux qui sont le plus éloignés des organisations politiques et sociales qui s’identifient à l’Etat-Providence, partis de gauche et syndicats. Ces derniers se trouvent ainsi en porte à faux dans leur défense des acquis sociaux. Les abstentionnistes aux élections se recrutent dans la population la plus menacée socialement ; chômeurs et précaires sont extérieurs à l’influence syndicale directe. Une autre partie de la population par contre, avec la droite, est désormais sur une position offensive concernant le démantèlement de cet Etat-Providence et le renforcement des principes néo-libéraux dans la conduite de la politique française. Le glissement vers une droite dure de la part du pouvoir vise à mobiliser cette partie de la population. On se trouve bien face à un choix de société. Il s’effectue dans les enjeux électoraux et dans la mobilisation sociale.
Dans ces circonstances, la France s’est montrée plus attentive qu’elle ne l’est habituellement à l’évolution sociale et politique dans les pays voisins, et en Espagne en particulier. Les parallèles entre la mobilisation du 29 septembre des salariés espagnols et la mobilisation en France autour des retraites sont nombreux. La manifestation de Bruxelles a connu un vrai succès dans le camp syndical français. Cela ouvre peut-être la voie à une politique syndicale européenne un peu plus unifiée, dont la nécessité se fait sentir de façon de plus en plus pressante. La défense et la transformation dynamique du modèle social européen se feront sans doute à travers des épisodes de ce type. Ce sont eux qui gagneront un soutien populaire accru à une construction européenne à laquelle les salariés puissent positivement s’identifier.
di Christian Dufour, Sociologue, Directeur-adjoint de l’IRES
“Revista de Estudios”, nº 20 (octobre 2010) Fundación Primero de Mayo